Agrégateur de flux

Pourquoi diffuser des travaux de recherche sous licence « Pas de modification » n’est pas une bonne idée

SILEX (Lionel Maurel) - lun, 04/27/2020 - 09:29

Je vous propose ci-dessous la traduction en français, réalisée par mes soins, d’un article du blog de Creative Commons international écrit par Brigitte Vézina et intitulé : « Why Sharing Academic Publications Under “No Derivatives” Licenses is Misguided« .

L’idée de réaliser cette traduction m’est venue suite aux abondants débats qui ont eu lieu l’an dernier à propos du fameux Plan S préparé par une coalition d’agences de financement de la recherche et qui devrait entrer à présent en vigueur en 2021. Outre l’exigence de diffusion immédiate en Open Access des publications, le Plan S demande que les chercheurs les placent préférentiellement sous licence Creative Commons CC-BY.

Le logo de la licence CC-BY-ND

La systématisation de l’usage des licences Creative Commons est essentielle dans la stratégie du Plan S, puisqu’elle fera enfin sortir le processus de publications scientifique du système délétère des cessions exclusives de droits aux éditeurs. C’est un nouveau paradigme qui se mettra ensuite en place dans lequel l’édition pourra redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cessé d’être : un service rendu aux communautés de recherche et non un processus d’accumulation de droits de propriété intellectuelle.

Mais cette disposition a pourtant fait l’objet de nombreux commentaires, faisant valoir qu’une diffusion plus restreinte, s’appuyant notamment sur des licences « ND » (No Derivative – Pas de modification) pourrait se justifier, en particulier pour préserver l’intégrité des résultats de la recherche. Je dois dire que j’ai toujours été très dubitatif devant ce type d’arguments et je me suis réjouis de voir que la Coalition S n’est pas significativement revenue sur sa volonté initiale dans la dernière version du Plan S.

Premier principe du Plan S, qui met en avant la question des licences

La licence CC-BY est donc toujours celle sous laquelle les publications doivent être diffusées par défaut, avec possibilité d’utiliser également les licences CC-BY-SA et CC0. Les licences comportant une clause ND ne pourront être utilisées qu’à titre exceptionnel et uniquement sur demande expresse des chercheurs adressée aux agences de financement., s’appuyant sur un motif légitime invoqué au cas par cas.

Dans son article, Brigitte Vézina démontre précisément qu’il ne devrait exister que très peu de cas dans lesquels l’utilisation d’une licence ND pourra s’appuyer sur un tel motif légitime.

Voire même aucun, si on va jusqu’au bout de la logique présentée dans ce texte.

Je précise que si j’ai pu procéder à cette traduction, c’est justement parce que le billet original était placé sous une licence CC-BY – donc sans clause ND – ce qui m’a permis de réaliser cette adaptation de l’oeuvre librement, mais dans le strict respect du principe de paternité.

Pourquoi diffuser des travaux de recherche sous licence « Pas de modification » n’est pas une bonne idée

Les bénéfices du Libre Accès sont indéniables et ils deviennent de plus en plus évidents dans tous les champs de la recherche scientifique : rendre les publications académiques librement accessibles et réutilisables procure une meilleure visibilité aux auteurs, garantit un meilleur emploi des crédits publics aux financeurs et un accès plus large aux connaissances pour les autres chercheurs et le grand public. Et pourtant, en dépit de ces avantages évidents du Libre Accès, certains chercheurs choisissent de publier leurs travaux sous des licences restrictives, sur la base de l’idée fausse qu’elles préserveraient mieux l’intégrité scientifique que les licences plus ouvertes.

La fraude académique, qu’elle prenne la forme du trucage des résultats, du plagiat ou du recours à des officines spécialisées pour rédiger ses travaux, est sans aucun doute un problème sérieux dans la communauté académique, partout dans le monde. Néanmoins, il s’agit d’un problème ancien, qui existait bien avant l’avènement des technologies numériques et des licences libres (comme les Creative Commons). Il est clair que le Libre Accès n’est pas la cause de la fraude académique, pas plus qu’il ne l’encourage ou l’aggrave.

Dans ce billet de blog, nous expliquons que l’utilisation de licences restrictives pour la diffusion des travaux académiques constitue une approche peu judicieuse pour résoudre les questions d’intégrité scientifique. Plus précisément, nous démontrons qu’utiliser une licence Creative Commons « Pas de modification » (No Derivative – ND) sur des publications académiques est non seulement peu pertinent pour juguler la fraude académique, mais aussi et surtout susceptible d’avoir un effet négatif sur la diffusion des résultats de la recherche, spécialement lorsqu’ils sont financés par des crédits publics. Nous mettons également en lumière que les garanties associées aux licences réellement ouvertes (comme la CC-BY ou la CC-BY-SA) sont à même d’enrayer les pratiques malveillantes, en plus des autres recours existants en cas de fraude académique et d’abus similaires.  

Les licences « Pas de modification » (CC-BY-ND et CC-BY-NC-ND) permettent aux utilisateurs de copier et de rediffuser une œuvre, mais interdisent de l’adapter, de la remixer, de la transformer, de la traduire, de la mettre à jour, de manière à produire une œuvre seconde. En résumé, elles interdisent de réaliser des œuvres dérivées ou des adaptations.

Les chercheurs font tous du remix

Les chercheurs publient pour être lus, pour avoir un impact et pour rendre le monde meilleur. Pour atteindre ces objectifs importants, il est préférable que les chercheurs autorisent la réutilisation et l’adaptation de leurs publications et de leurs données de recherche. Ils devraient également pouvoir réutiliser et adapter les publications et les données des autres chercheurs. Isaac Newton, un des scientifiques les plus influents de tous les temps, est l’auteur de cette citation célèbre : « Si j’ai vu plus loin, c’est en me tenant sur les épaules des géants », ce qui signifie que la production de nouvelles connaissances ne peut advenir que si les chercheurs peuvent s’appuyer sur les idées et les publications de leurs pairs et de leurs prédécesseurs, pour les revisiter, les réutiliser et les transformer, en ajoutant couche après couche de nouvelles connaissances. Les chercheurs sont des remixeurs par excellence : le Libre Accès est le moyen par excellence de favoriser le remix.

Les publications sous licence ND ne sont pas en Libre Accès

Les articles placés sous une licence ND ne peuvent pas être considérées comme en Libre Accès, si l’on se base sur la définition originelle établie en 2012 par l’initiative de Budapest pour le Libre Accès et les recommandations qui s’en sont suivies. Les licences ND restreignent de manière excessive la réutilisation des contenus par les collègues chercheurs et limitent leur possibilité de contribuer à l’avancement des connaissances. C’est la principale raison pour laquelle il est déconseillé d’appliquer des licences ND aux publications universitaires. Bien que les licences ND soient utilisées pour certains types de contenu, tels que les documents officiels qui ne sont pas censés être modifiés de manière substantielle, leur utilisation pour interdire les adaptations de publications universitaires va à l’encontre de l’éthique de la recherche universitaire. En fait, la clause ND nuit aux chercheurs.

Par exemple, les licences ND empêchent les traductions. Dès lors, puisque l’anglais est la langue dominante dans la recherche, les licences ND entravent l’accès à la connaissance pour les publics ne parlant pas anglais et limite la diffusion de la recherche au-delà de la sphère anglophone. Les licences ND empêchent aussi l’adaptation des graphiques, des images et des diagrammes inclus dans les articles de recherche (à moins qu’ils ne soient placés sous des licences distinctes permettant l’adaptation), qui sont souvent essentiels pour favoriser une diffusion plus large des idées sous-jacentes.

Les réutilisations peuvent aussi être découragées du fait des différences à la manière dont les « adaptations » sont définies dans les lois sur le droit d’auteur dans différents pays et des variations dans la façon dont les différentes exceptions et limitations au droit d’auteur peuvent s’appliquer. Un exemple significatif concerne la fouille et exploration de textes et de données (Text and Data Mining) utilisée pour produire de nouvelles connaissances à partir de matériaux pré-existants. Certains lois sont très claires à propos de la possibilité pour les chercheurs de faire du TDM sur la base d’une exception au droit d’auteur, même lorsqu’une adaptation intervient au cours du processus de TDM et lorsque le résultat produit peut être considéré comme une adaptation des matériaux de base. Le recours à une licence ND peut alors être interprété par erreur comme interdisant des activités pourtant parfaitement légales par ailleurs et constituent alors une nouvelle entrave à l’avancement de la Science.

Certains remix restent de toutes façons possibles malgré les licences ND

Quoi qu’il en soit, les licences ND ne suppriment pas complètement la possibilité de réutiliser ou d’adapter des publications académiques. D’abord, les licences ne limitent pas les droits dont les utilisateurs peuvent disposer grâce aux exceptions et limitations au droit d’auteur, comme la citation, l’analyse et la critique et le bénéfice du fair dealing ou du fair use. De plus, la Foire Aux Questions de notre site précise qu’en règle générale, le fait de prendre un extrait dans une œuvre pour illustrer une idée ou fournir un exemple au sein d’une autre œuvre ne produit pas une œuvre dérivée. Il s’agit alors d’un acte de reproduction et non pas une amélioration de l’œuvre préexistante qui seule pourrait être considérée comme une violation de la licence ND. Or toute les licences Creative Commons donnent le droit de reproduire l’œuvre, a minima dans un cadre non-commercial et parfois au-delà (en fonction de la licence retenue).

Toutefois, une personne qui souhaite adapter une publication placée sous licence ND peut demander l’autorisation de le faire à l’auteur, qui peut alors lui accorder une licence individuelle. Mais cela ajoute des coûts de transaction inutiles qui pèsent sur les réutilisateurs, lesquels peuvent choisir de de tourner vers d’autres sources plutôt que d’affronter le processus souvent fastidieux de la demande d’autorisation.

Bien qu’il existe des moyens légaux de réutiliser une œuvre sous licence ND, ils s’avèrent souvent mal adaptés au contexte de la recherche universitaire.

Toutes les licences Creative Commons imposent de respecter la paternité

De multiples protections contre les risques d’appropriation et de détournement sont incorporées dans toutes les licences CC, qui disposent à présent d’un solide historique d’application contre des réutilisateurs qui violeraient les termes des licences. Ces garanties, qui viennent s’ajouter et pas remplacer les pratiques et règles en vigueur dans le monde académique, procurent une couche supplémentaire de protection pour la réputation des auteurs originaux qui devraient les rassurer contre le risque de voir des modifications apportées à leurs œuvres leur être attribuées à tort :

  • Le respect de la paternité de l’auteur est prévu dans les six licences Creative Commons. L’attribution de l’œuvre à l’auteur (que l’on appelle souvent « citation » dans le monde académique) doit être effectuée dans la mesure où elle peut raisonnablement être opérée compte tenue des moyens, du média et du contexte de la réutilisation et à moins que l’auteur demande de ne pas le faire (droit de non- paternité qui existe également).
  • Les réutilisateurs n’ont pas le droit d’utiliser l’attribution de l’œuvre à l’auteur pour faire endosser à celui-ci les vues et opinions qu’ils expriment à l’occasion de la réutilisation.
  • Les modifications apportées à l’œuvre originale doivent être identifiées par le réutilisateur et un lien vers l’œuvre originale doit être effectué. Cela permet au public de voir ce qui a été modifié et, ainsi, de discerner ce qui doit être attribué au réutilisateur et non à l’auteur original. Pour plus de précisions voyez la section 3.a du contrat de la licence CC-BY 4.0.
Le droit d’auteur n’est pas le meilleur outil pour faire respecter l’intégrité de la recherche scientifique

Au final, les lois sur le droit d’auteur et les licences Creative Commons qui sont basées sur elles ne constituent pas le cadre le plus approprié pour régler les problèmes de respect de l’intégrité de la recherche. De meilleurs résultats peuvent être atteints à travers la définition et l’application de normes sociales, de principes éthiques et de codes de conduite pertinents et bien établis, reconnus par des institutions. Tout compte fait, les chercheurs ne se rendent pas service à eux-mêmes lorsqu’ils utilisent une licence ND pour diffuser leurs travaux. Pour optimiser la diffusion et accroitre leur impact social, nous recommandons le partage des publications académiques selon les conditions les plus ouvertes possibles, en utilisant la licence CC-BY pour les articles et la CC0 pour les données.

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Low Tech, logiciels libres et Open Source : quelles synergies à développer ?

SILEX (Lionel Maurel) - mer, 04/22/2020 - 08:41

Le mois dernier l’association Ritimo a publié un numéro de sa collection Passerelle consacré à la question du Low Tech (consultable en libre accès). Dans ce cadre, l’association m’a demandé de contribuer par un article sur les liens entre le Low Tech, les logiciels libres et l’Open Source. Je me suis efforcé de m’acquitter de cette tâche en montrant que les rapports entre le Low Tech (ou « basses technologies ») et le Libre étaient sans doute plus ambivalents qu’il n’y paraît, tout en montrant que les synergies entre ces courants étaient également évidentes.

Je vous invite vivement à consulter les autres articles de ce numéro très riche qui éclairent différentes dimensions – techniques, philosophiques, politiques, etc. – des Low Techs. Je colle ci-dessous la présentation générale du document, ainsi que l’introduction de mon article (le texte complet est disponible en Libre Accès sur HAL).

Depuis les années 2000 et la massification des « high tech », le monde a indubitablement changé de visage. Alors qu’elles sont présentées comme facilitant le quotidien, les technologies numériques posent de nouveaux problèmes en termes d’accès aux droits, de justice sociale et d’écologie. Consommation énergétique, extractivisme, asservissement des travailleur·ses du « numérique », censure et surveillance généralisées, inégalités face au numérique… autant de domaines dans lesquels les outils que nous utilisons, individuellement et collectivement, pèsent sur l’organisation des sociétés et sont au cœur de débats de vitale importance.

C’est donc en ce sens que cette publication explore le domaine des low tech (« basses-technologies », c’est-à-dire techniques simples, accessibles et durables) –par opposition aux high tech. En effet, questionner la place des technologies dans la société implique tout d’abord de poser un certain nombre de constats et d’analyses sur les problèmes que posent ces high tech, et qui ne sont pas toujours mis en évidence. Face à cela, comment penser des technologies numériques utiles et appropriables par le plus grand nombre, tout en étant compatibles avec un projet de société soutenable dans un contexte de crise environnementale et climatique qui s’accélère ?

Les technologies conçues et utilisées par les sociétés sont le reflet exact de la complexité de leur organisation interne, de leur mode de prise de décision et de leur relation avec le monde qui les entoure. Se réapproprier collectivement, démocratiquement et le plus largement possible les technologies afin d’en maîtriser les coûts et d’en mutualiser les bénéfices, tel est l’enjeu dans un monde où la crise politique, sociale et écologique se fait de plus en plus pressante. Ce nouveau numéro de la collection Passerelle se veut, en ce sens, un espace de réflexion sur les problématiques et les expérimentations d’alternatives autour des technologies numériques.

Low Tech, logiciels libres et Open Source : quelles synergies à développer ?

Qu’est-ce qu’un « matériel libre » ? Juste une technologie physique développée selon les principes des « ressources libres » (open source). Il regroupe des éléments tangibles — machines, dispositifs, pièces — dont les plans ont été rendus publics de façon que quiconque puisse les fabriquer, les modifier, les distribuer et les utiliser.

[…] De nombreux logiciels et matériels libres existent déjà (et même des réseaux sociaux libres). L’enjeu semble surtout (mais c’est complexe) de les associer et de les articuler intelligemment, de tracer une ligne pure et libre qui aille du zadacenter au traitement de texte où je taperai ces mots. C’est un bel horizon à atteindre pour s’émancyber là où aujourd’hui on cyberne dans nos hivers numériques, en se faisant berner.

Alain Damasio. Matériel Libre, Vie Libre ! Zadacenters & Rednet ! Lundimatin, 9 mai 2017[1].

Dans le texte ci-dessus, l’auteur Alain Damasio défend l’idée que la lutte pour les libertés et l’émancipation passe aujourd’hui par la réappropriation de la couche matérielle dont dépendent nos pratiques numériques. Une telle perspective ne relève pas uniquement de la Science-Fiction, puisque depuis plusieurs années, le mouvement de l’Open Hardware applique au matériel les mêmes procédés qui ont permis, depuis plus de 20 ans, le développement du logiciel libre et de l’Open Source[2].

De la même manière que l’on peut publier les sources d’un logiciel pour garantir des libertés aux utilisateurs, en favorisant le partage des connaissances et le travail collaboratif, on peut diffuser les plans de machines sous licence libre pour permettre à d’autres de les construire et de les améliorer. Là où la propriété intellectuelle sert traditionnellement à garantir des exclusivités et imposer des restrictions, les licences libres favorisent des approches inclusives qui étendent les usages. Transposée du logiciel au matériel, on a ainsi vu ces dernières années cette logique du Libre et de l’Open Source s’appliquer à des micro-contrôleurs (Arduino), des prothèses médicales (Bionicohand), des voitures (Wikispeed), des smartphones (Fairphone), du matériel agricole (Open Source Ecology), des imprimantes 3D (RepRap) etc[3].

Ces projets ne se rattachent pourtant pas toujours aux Low Tech – ces « basses technologies » entendant apporter une réponse à la crise écologique par le recours à des solutions simples, conviviales et peu consommatrices en ressources et en énergie[4]. En effet, les principes du logiciel libre et de l’Open Source peuvent tout aussi bien être mobilisés par les High Tech que les Low Tech. A l’origine, le logiciel libre est issu de communautés de « hackers » : des bidouilleurs amateurs qui souhaitent proposer des alternatives aux grands firmes informatiques, type Microsoft. Mais paradoxalement, l’efficacité du développement en Open Source a séduit peu à peu les entreprises technologiques, au point que celles-ci jouent à présent un rôle important dans cette dynamique.

En 2014, la société Tesla d’Elon Musk a ainsi décidé d’abandonner les brevets qu’elle détenait pour favoriser la diffusion des batteries électriques et des stations de rechargement, afin de pousser davantage de constructeurs automobiles à adopter l’énergie électrique[5]. En mettant de côté l’exclusivité liée à la propriété intellectuelle, cet exemple s’inscrit certes dans la philosophie de l’Open Source, mais sans pour autant se rattacher au mouvement des Low Tech. Tesla fait même partie de ces acteurs prônant l’idée inverse que c’est grâce à une technologie toujours plus poussée que l’on pourra répondre aux problèmes écologiques.

Il n’y a donc pas d’association systématique et nécessaire entre logiciels libres, Open Source et Low Tech. Néanmoins, on peut montrer que le développement des Low Tech gagnerait à s’appuyer sur les principes du Libre et de l’Open Source, et l’on peut déjà citer un certain nombre d’exemples œuvrant dans ce sens. De la même manière, le Libre et l’Open Source gagneraient sans doute aussi à se lier davantage aux Low Tech pour renouer avec leur philosophie originelle, diminuer leur dépendance aux grandes entreprises et mieux prendre en compte les enjeux écologiques.

Retrouver la suite de l’article sur le site de l’association Ritimo.

[1] https://lundi.am/Contribution-Damasio-a-l-appel-de-Lundi-matin-8-mai

[2] Voir Camille Paloque-Berges et Christophe Masutti (dir.). Histoires et cultures du Libre. Framabook, 2013 : https://framabook.org/histoiresetculturesdulibre/

[3] Voir l’entrée matériel libre sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mat%C3%A9riel_libre

[4] Voir Philippe Bihouix. L’âge des Low Tech : vers une civilisation techniquement soutenable. Seuil, Anthropocène, 2014.

[5] Elon Musk offre les brevets de Tesla en Open Source. Economie matin, 14 juin 2014 : http://www.economiematin.fr/news-tesla-brevets-open-source-voiture-electrique

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Leurs Communs numériques ne sont (toujours) pas les nôtres !

SILEX (Lionel Maurel) - dim, 04/12/2020 - 17:55

En 2017, j’ai déjà écrit un billet intitulé : « Les biens communs d’Emmanuel Macron ne sont pas les nôtres !« . Quelques mois après son accession à la fonction présidentielle, Macron s’était en effet essayé à glisser régulièrement des allusions aux « biens communs » dans ses discours, notamment au sujet de sa stratégie en matière de numérique. Mais il le faisait en donnant à cette expression un sens très différent de celui employé par les militants des Communs numériques et j’avais éprouvé alors le besoin de rappeler quelques fondamentaux…

Depuis, les tentatives de récupération politique des Communs se sont multipliées, à tel point que le Commons Washing semble en passe de devenir un nouveau sport national. Au cours de la campagne des municipales, par exemple, une multitude de listes « Par-ci en commun » ou « Par-là en commun » sont apparues en s’essayant, avec plus ou moins d’habileté (et/ou de cynisme), à cette pratique du recyclage opportuniste.

Mais cette semaine, je suis tombé par hasard sur un usage particulièrement osé du terme de « Commun numérique » qui mériterait sans doute un Commons Washing Award, si une telle anti-distinction existait (une idée d’ailleurs à garder de côté…).

Les Communs numériques, selon Sibeth NDiaye

L’ineffable Sibeth NDiaye, la porte-parole du gouvernement bien connue pour ses sorties explosives, était l’invitée jeudi du « 8h30 » de FranceInfo et elle a passé en revue un certain nombre de sujets liés à la crise du coronavirus. Parmi ceux-ci figurait la question de StopCovid, l’application de traçage numérique (backtracking) envisagée en ce moment par le gouvernement comme un des moyens d’accompagner le déconfinement, en soulevant au passage un débat houleux sur les atteintes potentielles aux libertés et les conséquences sociales d’un tel dispositif.

Voyez ici l’enregistrement, à partir de 17’20, et je retranscris ses propos à la suite :

Question du journaliste : Un mot sur le traçage des malades : quelles sont les limites que vous fixez à cette stratégie en terme de respect des libertés ? (…) Ces applications existent déjà, je pense notamment à celle utilisée à Singapour (…) qui prévoit non pas de stocker les données de géolocalisation contenues dans les téléphones, mais sur la base du volontariat, d’enregistrer dans son propre appareil, les identifiants des personnes que l’ont a croisées pendant plusieurs semaines et, si on a été en contact avec un malade de recevoir une alerte. Est-ce que ce système vous semble réalisable en France ?

Réponse : C’est effectivement un principe similaire auquel nous pensons, en tenant compte de ce que sont les piliers de la protection des données, dans le cadre européen, mais aussi de la protection des libertés publiques. L’application que nous envisageons ne peut être proposée que sur la base du volontariat et d’une anonymisation des données et de leur conservation temporaire, le temps que cela utile au suivi épidémiologique (…).

Cette application peut constituer un appui, mais aujourd’hui nous n’avons pas le recul suffisant pour savoir avec certitude si elle sera utile d’un point de vue sanitaire. On se met donc en situation de pouvoir chercher, y compris avec des partenaires européens, l’Allemagne, la Suisse ; que ce soit un code ouvert, ce qu’on appelle l’Open Source, qui permettra à chacun de vérifier que ce qui est fait dans l’application est bien réalisé dans l’application, qui permettra aussi d’avoir un Commun numérique, c’est-à-dire que c’est une application qui pourrait être disponible de manière gratuite dans tous les pays qui souhaiteraient l’utiliser.

J’aimerais beaucoup savoir par quels détours la notion de « Communs numériques » est arrivée jusque dans la bouche de Sibeth NDiaye, qui a bien pu lui souffler de l’utiliser dans un tel contexte et quelle réunion sur les « éléments de langage » a pu accoucher de l’idée qu’il était pertinent de présenter cette application de backtracking comme un Commun… Il est vrai que l’équation simpliste « Open Source = Communs » est déjà fort en vogue dans certains cercles qui s’occupent du numérique au niveau de l’État et on a déjà pu voir ce type de réductionnisme sévir à propos d’autres sujets (voir, par exemple, la saga édifiante du Pass Culture, qui devait lui aussi être « formidable-parce-qu’en-Open-Source », et qui a terminé d’une manière particulièrement navrante, à mille lieux de ce que peut être un Commun).

StopCovid, un Commun numérique ? Vraiment ?

Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de critiquer le fait que l’État envisage de développer cette appli en Open Source. C’est même le minimum minimorum à attendre d’un outil qui soulève par ailleurs de lourdes craintes quant à ses répercussions potentielles pour la vie privée et les libertés. Notons d’ailleurs que l’État ne devrait en retirer aucun mérite, car depuis 2016 et la loi République Numérique TOUS les logiciels développés par les administrations devraient être diffusés par défaut en Open Source. Sauf que cette obligation légale est encore très largement ignorée – ou bafouée sciemment – et les administrations continuent donc à choisir ce qu’elles ouvrent ou ce qu’elles ferment, ruinant la capacité de l’Open Source à contribuer au contrôle citoyen de l’action de l’État.

Ce que je conteste, c’est qu’il suffise de diffuser un logiciel en Open Source pour que l’on puisse en parler comme d’un « Commun numérique » et on s’en rend rapidement compte en lisant quelques uns des papiers parus ces derniers jours à propos de StopCovid. Allez lire notamment la déclaration de l’OLN (Observatoire des Libertés et du Numérique, regroupant la Ligue des Droits de l’Homme, le Syndicat de la Magistrature, le Syndicat des Avocats, La Quadrature du Net, etc.) : « La crise sanitaire ne justifie pas d’imposer des technologies de surveillance » :

Concernant les applications de suivi des contacts, elle sont présentées comme peu dangereuses pour la confidentialité des données personnelles puisqu’il y aurait peu de collecte de données, mais essentiellement des connexions par Bluetooth d’un téléphone à un autre. C’est oublier que la notion de consentement libre, au cœur des règles de la protection des données, est incompatible avec la pression patronale ou sociale qui pourrait exister avec une telle application, éventuellement imposée pour continuer de travailler ou pour accéder à certains lieux publics. Ou que l’activation de ce moyen de connexion présente un risque de piratage du téléphone. Il est par ailleurs bien évident que l’efficacité de cette méthode dépend du nombre d’installations (volontaires) par les personnes, à condition bien sûr que le plus grand nombre ait été dépisté. Si pour être efficaces ces applications devaient être rendues obligatoires, « le gouvernement devrait légiférer » selon la présidente de la CNIL. Mais on imagine mal un débat parlementaire sérieux dans la période, un décret ferait bien l’affaire ! Et qui descendra manifester dans la rue pour protester ?

Des débats sans fin ont lieu actuellement pour savoir s’il est possible de produire une application respectant les principes du « Privacy By Design », en utilisant la technologie bluetooth qui évite d’avoir à stocker des données de manière centralisée. C’est un point important, mais j’ai tendance à penser qu’il ne constitue pas le coeur du problème. Hubert Guillaud a parfaitement montré dans un papier paru cette semaine que même une application parfaitement respectueuse de la vie privée soulèverait encore des difficultés redoutables :

L’application — pourtant “privacy by design” — n’est pas encore déployée que déjà on nous prépare aux glissements, autoritaires ou contraints ! Le risque bien sûr est de passer d’un contrôle des attestations à un contrôle de l’application ! Un élargissement continu de la pratique du contrôle par la police qui a tendance à élargir les dérives… Ou, pour le dire avec la force d’Alain Damasio : “faire de la médecine un travail de police”.

Le risque enfin c’est bien sûr de faire évoluer l’application par décrets et modification successive du code… pour finir par lui faire afficher qui a contaminé qui et quand, qui serait le meilleur moyen d’enterrer définitivement nos libertés publiques !

Le risque du glissement, c’est de croire qu’en lançant StopCovid nous pourrons toujours l’améliorer. C’est de croire, comme toujours avec le numérique, qu’il suffit de plus de données pour avoir un meilleur outil. C’est de continuer à croire en la surenchère technologique, sans qu’elle ne produise d’effets autres que la fin des libertés publiques, juste parce que c’est la seule solution qui semble rationnelle et qui s’offre à nous !

Le risque, finalement est de continuer à croire que l’analyse de mauvaises données fera pour moins cher ce que seule la science peut faire : mais avec du temps et de l’argent. Le risque, c’est de croire, comme d’habitude que le numérique permet de faire la même chose pour moins cher, d’être un soin palliatif de la médecine. On sait où cette politique de baisse des coûts nous a menés en matière de masques, de lits et de tests. Doit-on encore continuer ?

Le risque c’est de croire qu’une application peut faire le travail d’un médecin, d’un humain : diagnostiquer, traiter, enquêter, apaiser… Soigner et prendre soin. Le risque c’est de rendre disponible des informations de santé de quelque nature qu’elles soient en dehors du circuit de santé et de soin !

Il ne peut dès lors être question de parler de « Commun numérique » à propos du délire techno-solutionniste que constitue cette application, parce qu’elle s’attaque aux principes mêmes qui permettent à tous les Communs d’exister. Elinor Ostrom affirmait qu’aucun Commun ne peut émerger sans s’enraciner dans deux éléments capitaux : la confiance et la réciprocité. En nous transformant potentiellement tous en agents de police sanitaire, cette application constituerait une étape supplémentaire vers cette « société de la défiance » généralisée, qu’Emmanuel Macron a déjà appelée de ses voeux en employant les termes plus lisses de « société de vigilance« .

J’ai beaucoup aimé dans cet esprit la tribune publiée par Arthur Messaud, juriste à la Quadrature du Net, intitulée « Devenir des robots pour échapper au virus« . Il montre bien les risques de déshumanisation liés au déploiement massif de technologies de surveillance auquel nous sommes en train d’assister à la faveur de cette crise, en soulignant en contrepoint le rôle majeur que devrait continuer à jouer la confiance :

Les enjeux de santé publique exigent de maintenir la confiance de la population, que celle-ci continue d’interagir activement avec les services de santé pour se soigner et partager des informations sur la propagation du virus. Les technologies de surveillance, telle que l’application envisagée par le gouvernement, risquent de rompre cette confiance, d’autant plus profondément qu’elles seront vécues comme imposées.

(…) Pour éviter une telle situation, plutôt que de prendre la voie des robots — tracés et gérés comme du bétail —, nous devons reprendre la voie des humains – solidaires et respectueux. Tisser et promouvoir des réseaux de solidarité avec les livreurs, les étrangers, les sans-abris, les soignants, augmenter le nombre de lits à l’hôpital, de masques pour le public, de tests pour permettre aux personnes malades de savoir qu’elles sont malades, de prendre soin d’elles-mêmes et de leur entourage, en nous faisant confiance les-unes les-autres – voilà une stratégie humaine et efficace.

Vous comprendrez dès lors que je puisse voir rouge en entendant parler de cette application comme d’un potentiel « Commun numérique », juste parce que le code sera mis à disposition. C’est d’ailleurs un problème qui affecte plus généralement l’Open Source et le logiciel libre : ces outils ont été mis en place sur la base d’une certaine philosophie qui ne se préoccupe que du statut juridique du logiciel (certifié par l’apposition d’une licence), mais pas des finalités, et qui, dans une certaine mesure, rend même impossible toute discussion sur les finalités.

J’en avais déjà parlé dans un billet l’an dernier, en soulignant mes doutes à propos de « l’agnosticisme du Libre » :

En réalité, le logiciel libre repose sur une conception libertarienne de la liberté, impliquant une suspension du jugement moral et un agnosticisme strict quant aux fins poursuivies (…). Cela laisse entière la question de savoir à quoi le logiciel est utilisé : servira-t-il à faire marcher un drone de guerre ou un appareil médical destiné à sauver des vies ? Une licence libre s’interdit absolument de porter ce type de jugement.

On voit ici très bien la limite de cette approche et il ne faut pas s’étonner ensuite que l’aveuglement revendiqué vis-à-vis des fins ouvre la porte aux récupérations politiques, en transformant l’Open Source en argument commode pour « commons-washer » quelque chose d’aussi problématique qu’une application de backtracking.

Et pourtant, ils tournent (les Communs numériques !)

Est-ce à dire néanmoins que les Communs numériques n’ont joué aucun rôle dans cette crise du coronavirus et qu’il faut s’interdire de recourir à cette notion pour décrire ce qui s’est passé ? Certainement pas ! Mais ce n’est (hélas) pas vers l’État qu’il faut se tourner pour apercevoir ce que les Communs numériques ont pu apporter pour surmonter les épreuves auxquelles nous sommes confrontés. Depuis le début de la crise, c’est sans doute du côté du mouvement des Makers et des FabLabs qu’il faut aller voir pour comprendre le rôle joué par les Communs numériques dans un tel contexte.

C’est ce qu’explique ce communiqué de presse publié cette semaine par le Réseau Français des Fablabs :

Depuis le début de la crise sanitaire, les Makers français se mobilisent pour lutter contre la propagation du COVID 19 en mettant leurs compétences et leurs outils au service de la société civile.

En quelques jours, notre action, c’est plus de :

– 5 000 bénévoles mobilisés et 100 fablabs en action,

– 50 prototypes (masque, visière, respirateur, pousse-seringue…),

– Des outils collaboratifs de communication (Discord, Facebook, YouTube…),

– 10 000 masques de protection en tissu,

– 100 000 visières antiprojections.

Les Makers appliquent un monde de savoir-faire et de connaissances techniques et scientifiques locales et globalement connectées : les Communs.

Dynamiques itératives et ouvertes de prototypage, recherche et développement collectifs, validation de concepts et de financement sur des temps extrêmement courts, ils sont tous engagés dans l’effort collectif. Ils montrent leur pertinence et leur capacité à déployer cette connaissance ouverte en tous points des territoires.

Si aujourd’hui, ils ont réussi à produire dans l’urgence du matériel médical, c’est grâce à leur culture et à leurs pratiques des Communs. En produisant des modèles Open Source et en les faisant circuler dans le monde entier, ils ont permis de fabriquer très vite des équipements performants et utilisables par le personnel soignant et la société civile.

La manière dont les Makers ont réagi pendant cette crise correspond tout à fait à ce que Michel Bauwens, penseur important du mouvement des Communs, appelle la « Cosmo-localisation ». En appliquant l’adage « Tout ce qui est léger doit monter et tout ce qui est lourd doit descendre« , on pourrait réorganiser notre système de production en mutualisant les connaissances partagées sous licence libre et en relocalisant la production au plus proche, au sein de petites unités agiles dont les FabLabs offrent le modèle. Les réalisations des Makers montrent que cette vision n’est pas seulement une utopie, mais pourrait servir à réorganiser notre économie dans le cadre d’une « Société des Communs ».

Pourtant, il semblerait que cette contribution des « commoners » à la situation de crise reste encore assez largement dans l’angle mort des pouvoirs publics. Un article publié en début de semaine sur le site Makery montre bien l’étendue du problème : « Covid-19 : la mobilisation des makers français est sans précédent, il serait temps que l’État s’en rende compte« . Alors même que l’action des Makers commence à être reconnue par les hôpitaux et que des formes de collaboration s’organisent, comme la plateforme « Covid3D » de l’APHP, les appels lancés aux pouvoirs publics par la communauté pour obtenir du soutien restent pour l’instant sans réponse.

Le fait que d’un côté l’État instrumentalise à son avantage la notion de Communs numériques tout en ignorant de l’autre les acteurs de terrain qui s’inscrivent dans cette démarche est tout à fait cohérent. Le meilleur moyen d’invisibiliser des émergences au sein d’une société consiste précisément, non seulement à ne pas les soutenir matériellement, mais à les dépouiller symboliquement de leur propre langage pour mieux brouiller le sens et semer la confusion. Dit autrement : il ne faut jamais oublier d’ajouter l’injure à la blessure et c’est de cette basse besogne dont Sibeth NDiaye s’est chargée sur FranceInfo, alors que, quelques temps auparavant, une lettres ouverte envoyée par le Réseau des Fablabs au Président Macron recevait une simple réponse-type de « courtoisie »…

C’est pourtant à travers la mise en place de « partenariats Publics-Communs« , équilibrés et réciproques, que l’on pourra réussir à libérer le potentiel des Communs et à en faire un élément de transformation sociale. L’État fait déjà pleuvoir les milliards pour sauver les gros mastodontes du monde industriel et remettre en marche le plus vite possible l’économie en mode « business as usual« . Mais peut-être d’autres acteurs publics, du côté des collectivités locales, par exemple, finiront-ils par comprendre qu’il faut changer de rail et qu’une des manières de le faire passe par la reconfiguration des rapports entre Communs et action publique.

Comment élaborer un partenariat Public-Communs ? from Calimaq S.I.Lex De l’urgence à (re)penser les « Communs d’après »

Il faudra aussi un jour s’attaquer frontalement à ce problème de la récupération politique du discours sur les Communs et cela impliquera sans doute une révision très profonde de la manière de les conceptualiser. En simplifiant trop le propos pour le diffuser, nous avons en effet sans doute nous-mêmes ouverts la porte au Commons Washing

Le tryptique réducteur (Un commun, c’est une ressource, une communauté et une gouvernance) – que j’appelle désormais Vulgate des Communs – est trop pauvre pour rendre compte de la complexité de l’approche par les Communs et il comporte par ailleurs de nombreux sous-entendus problématiques. Dans le monde du logiciel libre et de l’Open Source, l’indifférence aux fins poursuivies est tout simplement devenue insupportable et les Communs numériques ont hérité d’une véritable « tare » dont les licences libres étaient déjà porteuses. Cela devrait nous inciter urgemment à prêter attention à des projets alternatifs comme l’Hypocratic Licence, qui remet la question des fins et de la protection des droits fondamentaux au cœur du dispositif.

Certains en France, comme Geneviève Fontaine avec ses précieux « Communs de capabilités », ont proposé des pistes pour rendre les Communs indissociables de valeurs comme la justice sociale. Et pour ce qui est des rapports entre Communs et Numérique, il faudra également conduire un travail de fond pour faire en sorte que les Communs ne puissent plus être enrégimentés au service de l’idéologie techno-solutionniste, dont l’application StopCovid constitue une incarnation caricaturale. Peut-être que pour ce faire, une notion comme celle des « Communs négatifs » pourrait s’avérer utile, en réinterrogeant de manière critique la possibilité d’utiliser le numérique à des fins d’émancipation ?

Bref, s’il s’agit de penser un « monde d’après », encore faut-il pouvoir disposer de notions qui ne puissent pas si facilement être détournées par ceux qui cherchent, à toute force, à faire revenir le « monde d’avant ». Et il nous faudra donc pour cela arriver à (re)penser les « Communs d’après ». Sans tarder.

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Crise ou pas crise, nous avons besoin tout le temps d’un savoir ouvert !

SILEX (Lionel Maurel) - sam, 04/04/2020 - 13:37

Avec Silvère Mercier et Julien Dorra, nous co-signons ce texte, publié ce jour sur le Framablog. Il appelle à titrer les conséquences de cette crise du coronavirus sur les questions de diffusion des connaissances, en demandant la mise en place d’un Plan National pour la Culture Ouverte, l’Education Ouverte et la Santé Ouverte.

Merci à l’équipe de Framasoft pour ses relectures et pour nous avoir accueilli sur le Framablog. Et si vous êtes d’accord avec les idées exprimées dans ce texte, n’hésitez pas à le diffuser autour de vous largement ! Nous vous proposons d’ailleurs à cet effet un kit de repartage du texte (cliquez ici).

Les instruments de la connaissance. Détail du tableau Les Ambassadeurs d’Hans Holbein. Domaine Public. Wikimedia. Pour un Plan National pour la Culture Ouverte, l’Education Ouverte et la Santé Ouverte !

La crise sanitaire du coronavirus nous oblige à réévaluer ce qui est fondamental pour nos sociétés. Les personnes essentielles sont bien souvent celles qui sont invisibilisées et même peu valorisées socialement en temps normal. Tous les modes de production sont réorganisés, ainsi que nos formes d’interaction sociale, bouleversées par le confinement.

Dans ce moment de crise, nous redécouvrons de manière aigüe l’importance de l’accès au savoir et à la culture. Et nous constatons, avec encore plus d’évidence, les grandes inégalités qui existent parmi la population dans l’accès à la connaissance. Internet, qui semble parfois ne plus être qu’un outil de distraction et de surveillance de masse, retrouve une fonction de source de connaissance active et vivante. Une médiathèque universelle, où le partage et la création collective du savoir se font dans un même mouvement.

Face à cette situation exceptionnelle des institutions culturelles ou de recherche, rejointes parfois par des entreprises privées, font le choix d’ouvrir plus largement leurs contenus. On a pu ainsi voir des éditeurs donner un accès direct en ligne à une partie des livres de leur catalogue. En France, plusieurs associations de bibliothèques et d’institutions de recherche ont demandé aux éditeurs scientifiques de libérer l’intégralité des revues qu’ils diffusent pour favoriser au maximum la circulation des savoirs et la recherche. Aux États-Unis, l’ONG Internet Archive a annoncé le lancement d’une National Emergency Library libérée de toutes les limitations habituelles, qui met à disposition pour du prêt numérique 1,4 millions d’ouvrages numérisés.

« Personne ne doit être privé d’accès au savoir en ces temps de crise », entend-on. « Abaissons les barrières au maximum ». L’accès libre et ouvert au savoir, en continu, la collaboration scientifique et sociale qu’il favorise, ne représente plus seulement un enjeu abstrait mais une ardente nécessité et une évidence immédiate, avec des conséquences vitales à la clé.

Il aura fallu attendre cette crise historique pour que cette prise de conscience s’opère de manière aussi large. Mais cet épisode aura aussi, hélas, révélé certaines aberrations criantes du système actuel.

Ainsi, le portail FUN a décidé de réouvrir l’accès aux nombreux MOOC (Massive Online Open Courses) qui avaient été fermés après leur période d’activité. Ces MOOC « à la française » n’avaient donc, dès le départ, qu’une simple étiquette d’ouverture et vivent selon le bon vouloir de leurs propriétaires.

Pire encore, le Centre National d’Enseignement à Distance (CNED) s’est opposé à la diffusion de ses contenus en dehors de son propre site au nom de la « propriété intellectuelle ». L’institution nationale a adressé des menaces à ceux qui donnaient accès à ses contenus, alors que ses serveurs étaient inaccessibles faute de soutenir l’affluence des visiteurs. Voici donc mise en lumière l’absurdité de ne pas diffuser sous licence libres ces contenus pourtant produit avec de l’argent public !

Quelques semaines avant le développement de cette crise, le syndicat CGT-Culture publiait une tribune… contre la libre diffusion des œuvres numérisées par la Réunion des Musées Nationaux. On voit au contraire à la lumière de cette crise toute l’importance de l’accès libre au patrimoine culturel ! Il faut que notre patrimoine et nos savoirs circulent et ne soient pas sous la dépendance d’un acteur ou d’un autre !

Ces exemples montrent, qu’au minimum, une équation simple devrait être inscrite en dur dans notre droit sans possibilité de dérogation :

Ce qui est financé par l’argent public doit être diffusé en accès libre, immédiat, irréversible, sans barrière technique ou tarifaire et avec une liberté complète de réutilisation.

Cela devrait, déjà, s’appliquer aux données publiques : l’ouverture par défaut est une obligation en France, depuis 2016 et la Loi République Numérique. Cette obligation est hélas largement ignorée par les administrations, qui privent ainsi des moyens nécessaires ceux qui doivent la mettre en œuvre dans les institutions publiques.

Mais toutes les productions sont concernées : les logiciels, les contenus, les créations, les ressources pédagogiques, les résultats, données et publications issues de la recherches et plus généralement tout ce que les agents publics produisent dans le cadre de l’accomplissement de leurs missions de service public.

Le domaine de la santé pourrait lui aussi grandement bénéficier de cette démarche d’ouverture. Le manque actuel de respirateurs aurait pu être amoindri si les techniques de fabrications professionnelles et des plans librement réutilisables avaient été diffusés depuis longtemps, et non pas en plein milieu de la crise, par un seul fabricant pour le moment, pour un seul modèle.

Image colorisée d’une cellule infectée (en vert) par le SARS-COV-2 (en violet) – CC BY NIAID Integrated Research Facility (IRF), Fort Detrick, Maryland

Ceci n’est pas un fantasme, et nous en avons un exemple immédiat : en 2006, le docteur suisse Didier Pittet est catastrophé par le coût des gels hydro-alcooliques aux formules propriétaires, qui limite leurs diffusions dans les milieux hospitaliers qui en ont le plus besoin. Il développe pour l’Organisation Mondiale de la Santé une formule de gel hydro-alcoolique libre de tout brevet, qui a été associée à un guide de production locale complet pour favoriser sa libre diffusion. Le résultat est qu’aujourd’hui, des dizaines de lieux de production de gel hydro-alcoolique ont pu démarrer en quelques semaines, sans autorisation préalable et sans longues négociations.

Beaucoup des barrières encore imposées à la libre diffusion des contenus publics ont pour origine des modèles économiques aberrants et inefficaces imposés à des institutions publiques, forcées de s’auto-financer en commercialisant des informations et des connaissances qui devraient être librement diffusées.

Beaucoup d’obstacles viennent aussi d’une interprétation maximaliste de la propriété intellectuelle, qui fait l’impasse sur sa raison d’être : favoriser le bien social en offrant un monopole temporaire. Se focaliser sur le moyen – le monopole – en oubliant l’objectif – le bien social – paralyse trop souvent les initiatives pour des motifs purement idéologiques.

La défense des monopoles et le propriétarisme paraissent aujourd’hui bien dérisoires à la lumière de cette crise. Mais il y a un grand risque de retour aux vieilles habitudes de fermeture une fois que nous serons sortis de la phase la plus aigüe et que le confinement sera levé.

Quand l’apogée de cette crise sera passé en France, devrons-nous revenir en arrière et oublier l’importance de l’accès libre et ouvert au savoir ? Aux données de la recherche ? Aux enseignements et aux manuels ? Aux collections numérisées des musées et des bibliothèques ?

Il y a toujours une crise quelque part, toujours une jeune chercheuse au Kazakhstan qui ne peut pas payer pour accéder aux articles nécessaires pour sa thèse, un médecin qui n’a pas accès aux revues sous abonnement, un pays touché par une catastrophe où l’accès aux lieux physiques de diffusion du savoir s’interrompt brusquement.

Si l’accès au savoir sans restriction est essentiel, ici et maintenant, il le sera encore plus demain, quand il nous faudra réactiver l’apprentissage, le soutien aux autres, l’activité humaine et les échanges de biens et services. Il ne s’agit pas seulement de réagir dans l’urgence, mais aussi de préparer l’avenir, car cette crise ne sera pas la dernière qui secouera le monde et nous entrons dans un temps de grandes menaces qui nécessite de pouvoir anticiper au maximum, en mobilisant constamment toutes les connaissances disponibles.

Accepterons-nous alors le rétablissement des paywalls qui sont tombés ? Ou exigerons nous que ce qui a été ouvert ne soit jamais refermé et que l’on systématise la démarche d’ouverture aujourd’hui initiée ?

Photographie Nick Youngson – CC BY SA Alpha Stock Images

Pour avancer concrètement vers une société de l’accès libre au savoir, nous faisons la proposition suivante :

Dans le champ académique, l’État a mis en place depuis 2018 un Plan National Pour la Science Ouverte, qui a déjà commencé à produire des effets concrets pour favoriser le libre accès aux résultats de la recherche.

Nous proposons que la même démarche soit engagée par l’État dans d’autres champs, avec un Plan National pour la Culture Ouverte, un Plan National pour l’Éducation Ouverte, un Plan National pour la Santé Ouverte, portés par le ministère de la Culture, le ministère de l’Education Nationale et le ministère de la Santé.

N’attendons pas de nouvelles crises pour faire de la connaissance un bien commun.

Ce texte a été initié par :

  • Lionel Maurel, Directeur Adjoint Scientifique, InSHS-CNRS ;
  • Silvère Mercier, engagé pour la transformation de l’action publique et les communs de capabilités ;
  • Julien Dorra, Cofondateur de Museomix.

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui le peuvent à le republier de la manière qu’elles et ils le souhaitent, afin d’interpeller les personnes qui peuvent aujourd’hui décider de lancer ces plans nationaux : ministres, députés, directrices et directeurs d’institutions. Le site de votre laboratoire, votre blog, votre Twitter, auprès de vos contacts Facebook ou Mastodon : tout partage est une manière de faire prendre conscience que le choix de l’accès et de la diffusion du savoir se fait dès maintenant.

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Ni complot, ni châtiment : penser la crise du coronavirus au-delà du dualisme

SILEX (Lionel Maurel) - mar, 03/31/2020 - 18:52

Ce billet va faire suite à un premier que j’ai publié la semaine dernière à propos de la crise du coronavirus, dans lequel j’ai essayé de mettre en perspective cet événement en l’interprétant à l’aune de la remise en question de la séparation entre Nature et Culture, dans le sillage d’auteurs comme Bruno Latour, Philippe Descola, Isabelle Stengers, Anna Tsing ou Donna Haraway.

Depuis le début du confinement, il y a quinze jours, les réactions se sont multipliées et je suis assez frappé de voir à quel point de nombreux points de vue qui s’expriment restent comme « prisonniers » du paradigme dualiste, conduisant souvent à des visions caricaturales et/ou problématiques.

Complot humain…

Prenons pour commencer les résultats d’un sondage qui ont beaucoup tourné ces derniers jours, selon lesquels plus d’un quart des français penseraient que le coronavirus a été créé en laboratoire (plus exactement, 17% estiment qu’il a été développé intentionnellement et 9% par accident). Il est assez logique qu’un événement dramatique comme la crise du coronavirus avive les tendances complotistes déjà largement présentes dans la population. Mais ce penchant à croire dans un scénario « à la X-Files » me paraît aussi typiquement une manifestation du paradigme de la séparation entre Nature et Culture, que l’on pourrait nommer « artificialisme » ou « créationnisme ». Il procède non seulement du dualisme, mais aussi d’une hiérarchisation entre Nature et Culture, qui place la seconde au-dessus de la première.

Une caricature parue dans Jeune Afrique.

Au prisme de cette ontologie, le coronavirus devient un « artefact », parce que les éléments naturels sont censés rester un « environnement », c’est-à-dire quelque chose d’extérieur à la sphère humaine et sociale. Si notre société est bouleversé par un phénomène, alors celui-ci ne peut être un simple virus : il faut qu’il ait été créé par des humains, puisque les choses humaines sont affectées seulement par d’autres choses humaines. La croyance complotiste en une création du virus en laboratoire agit donc comme ce que Bruno Latour appelle « un processus de purification », qui rétablit la distinction entre Nature et Culture lorsque celle-ci menace d’être brouillée. En un sens, on est face à la même logique que celle du climatoscepticisme niant l’implication des activités humaines dans le réchauffement climatique et il n’est pas étonnant que Donald Trump, pape mondial du climatoscepticisme, ait d’abord fait courir le bruit que le coronavirus était une « fake news » des Démocrates destinée à perturber les élections présidentielles…

On est ici un peu dans le même genre de délire « créationniste » que celui dans lequel Ridley Scott est tombé dans son préquel à Alien (Prometheus/Covenant), qui l’a poussé à imaginer que sa mythique créature – dont toute l’aura tenait au mystère de ses origines -, avait en réalité été produite comme une expérience par un androïde, lui-même construit par un milliardaire fou…

Châtiment naturel

A l’inverse, je vais citer un autre type de réactions, se raccrochant également selon moi au paradigme dualiste, mais qui constitue le reflet inversé de « l’artificialisme », hiérarchisant cette fois la Nature au-dessus de la Culture tout en maintenant la distinction. Caractéristique de cette veine, Nicolas Hulot a été interviewé ces derniers jours à propos de la pandémie et il a déclaré à ce sujet : « Je crois que nous recevons une sorte d’ultimatum de la Nature« .

Je veux rester rationnel, mais je pense que la Nature nous envoie un message. Elle nous teste sur notre détermination. Quand je parle d’un ultimatum, je pense que c’est un ultimatum au sens propre comme au sens figuré. On a eu beaucoup de signaux, mais tant que nous n’avons pas le danger palpable, on ajourne, on reporte.

Vous noterez que Nicolas Hulot commence cette tirade un brin étrange en disant « Je veux rester rationnel », pour poursuivre en présentant le virus comme un messager envoyé par « La Nature » qui nous mettrait à l’épreuve en nous sommant – une dernière fois – de changer nos comportements. Il y a évidemment de la figure de style et de la métaphore employée ici pour frapper les esprits lors d’un passage au JT. Mais à mon sens, pas seulement.

Là où le complotisme réduit le coronavirus à un artefact humain, nous avons ici un « naturalisme » qui érige la Nature en une entité anthropomorphisée et dotée d’intentions. Le complot humain de la thèse précédente fait ici place à une sorte de « complot non-humain » et, une nouvelle fois, l’effet symbolique produit est celui de rétablir la grande séparation entre Nature et Culture. C’est une impasse dans laquelle une certaine écologie – disons-là « environnementaliste » – s’est souvent perdue et il n’est pas très étonnant de voir Nicolas Hulot s’illustrer dans ce registre…

On trouve d’autres manifestations encore plus caricaturales de cette rémanence du « Grand Partage », même chez des militants écologistes pourtant souvent présentés comme les plus radicaux. Pablo Servigne, connu pour avoir popularisé en France les thèses sur l’effondrement et la collapsologie, a publié, il y a quelques jours, une sorte de « fable » qui a beaucoup fait réagir sur les réseaux. Elle met en scène un dialogue où le coronavirus, présenté comme un personnage, se rend auprès de « l’Univers » pour le questionner et lui demander pourquoi il l’a envoyé aux humains.

Le statut Facebook de Paolo Servigne sur le #Coronavirus est l'illustration caricaturale de ce @Gemenne et quelques autres craignaient à propos des conséquences de la pandémie sur la sensibilisation à la cause écologiste… pic.twitter.com/vEtRamLlTM

— Setni Baro (@Baro75020) March 26, 2020

Corona : tu es dur Univers, tu aurais pu alerter avant de taper aussi fort…

Univers : mais corona, avant toi j’ai envoyé plein d’autres petits … mais justement c’était trop localisé et pas assez fort…

Corona : tu es sûr que les hommes vont comprendre cette fois alors ?

Univers : je ne sais pas corona… je l’espère… mère terre est en danger… si cela ne suffit pas, je ferai tout pour la sauver, il y a d’autres petits qui attendent … mais j’ai confiance en toi Corona… et puis les effets se feront vite sentir … tu verras la pollution diminuera et ça fera réfléchir, les hommes sont très intelligents, j’ai aussi confiance en leur potentiel d’éveil… en leur potentiel de création de nouveaux possibles … ils verront que la pollution aura chuté de manière exceptionnelle, que les risques de pénurie sont réels à force d’avoir trop délocalisé, que le vrai luxe ce n’est plus l’argent mais le temps… il faut un burn out mondial petit car l’humanité n’en peut plus de ce système mais est trop dans l’engrenage pour en prendre conscience… à toi de jouer…

Univers : merci Univers… alors j’y vais …

Dans cette vision, le coronavirus n’est plus seulement un signe ou un message (ultimatum) que la Nature nous envoie, il devient une forme de « châtiment naturel », calqué sur un châtiment divin. Certes, on est ici à nouveau devant une figure de style – la prosopopée – dont l’emploi est immémorial. Mais cette anthropomorphisation de l’Univers et du Virus me paraît tout sauf innocente, car elle reste profondément tributaire du paradigme de la séparation entre Nature et Culture. Que l’on soit dans la thèse de l’artefact humain ou du châtiment naturel, on stagne en définitive d’un côté ou de l’autre du Grand Partage, mais jamais on ne le dépasse pour essayer de penser l’événement au-delà.

Penser les réseaux hybrides

Pablo Servigne mentionne dans son post la « Terre Mère » qui serait en danger, référence à la Pachamama des populations autochtones dans les Andes, qui sert à personnifier la Nature. Mais la réception qu’il fait dans son post du concept est complètement déformée par le prisme dualiste, car pour les peuples andins, la Pachamama est au contraire la représentation de l’idée d’une inséparabilité fondamentale entre Humains et Non-Humains, formant ce que Bruno Latour appelle des « collectifs hybrides ». Voyez par exemple cet article qui montre que la Pachamama n’a rien à voir avec ce que les Modernes appellent « Nature » : :

Le concept andin de communauté se distingue lui-même de l’acception occidentale. Alors que la communauté est appréhendée en Occident comme une catégorie sociale, qui figure un groupe de personnes ayant des relations étroites les unes avec les autres, ou encore qui se sentent liées à un même territoire, la conception andine est bien plus vaste. Elle englobe en effet les personnes, mais aussi les êtres vivants non humains, tels que les animaux ou les plantes, ainsi que certains éléments non vivants, en particulier les monts et montagnes ou encore les esprits des défunts. Ces communautés sont en outre propres à un territoire donné, qui les définit et auquel il est accordé des attributs spécifiques. Ainsi, les conceptions originelles de la Pacha Mama permettent de la représenter comme une manière de se penser comme faisant partie d’une vaste communauté sociale et écologique, elle-même insérée dans un contexte environnemental et territorial. La Pacha Mama n’est donc pas un simple synonyme, ou une idée analogue à la conception occidentale de la nature : il s’agit d’une vision plus ample et plus complexe.

Dans mon billet précédent, j’avais inséré comme illustration ce schéma, tiré du livre « Nous n’avons jamais été modernes » de Bruno Latour, qui représente la séparation entre Nature et Culture, et ce qui lui est opposé, à savoir le réseau des relations entre humains et Non-Humains, formant des « réseaux hybrides » :

Penser la crise du coronavirus au-delà de la séparation entre Nature et Culture, c’est se donner la possibilité de sortir des deux thèses absurdes (et jumelles) du complot et du châtiment, pour arriver à se situer dans la partie inférieure du schéma, c’est-à-dire dans ce que Donna Haraway appelle les « enchevêtrements » (entanglements).

Parce que nous sommes immergés dans l’ontologiste dualiste qui a forgé notre conception du monde, il nous est très difficile de nous tenir mentalement dans cette zone des enchevêtrements et le dualisme finit souvent par nous rattraper même quand nous essayons d’en sortir. J’en ai eu une preuve intéressante dimanche soir en écoutant « Les Informés » de France Info, dont les éditorialistes commentaient la disparition de Patrick Devedjian, emporté ce week-end par le coronavirus. L’un des invités expliquait que pour lui, cette mort d’un homme politique démontrait que le virus n’avait pas la carte d’un parti politique en particulier et qu’il pouvait frapper à gauche comme à droite toutes les classes de la société, personne ne pouvant se dire à l’abri.

Cela peut paraître juste lorsqu’on considère un cas isolemment, mais c’est en réalité faux statistiquement car, comme toujours, la létalité du virus va jouer à travers des facteurs économiques et sociaux. Les couches les plus pauvres et les travailleurs précaires sont déjà ceux qui sont les plus exposés au risque de la contamination et ce déséquilibre va être encore accentué dans un pays comme les États-Unis où les inégalités d’accès au système de santé vont avoir un effet amplificateur dramatique. Sans parler des pays les plus défavorisés, notamment en Afrique ou en Inde, où le coronavirus risque de constituer un fléau terrible vu les conditions de vie des populations les plus pauvres.

Il est donc tout à fait faux d’affirmer que le coronavirus ignorerait les classes sociales. Ce qui tue, ce n’est pas le virus lui-même, mais précisément un « enchevêtrement » ou une « association » dans lequel ce Non-Humain se lie à des facteurs humains, comme les niveaux d’inégalité sociale.

Redistribuer l’agentivité

Pour penser ces « associations » ou « agencements », nous disposons de certains outils et concepts, notamment ceux forgés dans le sillage de Madeleine Akrich, Bruno Latour et Michel Callon par la sociologie de la traduction et la théorie de l’acteur-réseau. Son but est précisément de faire de la sociologie en dépassant la séparation entre Nature et Culture pour se donner la possibilité de penser des « collectifs hybrides » en tant qu’acteurs :

Le social est appréhendé comme étant un effet causé par les interactions successives d’actants hétérogènes, c’est-à-dire de l’acteur-réseau. Tout acteur est un réseau et inversement. L’action d’une entité du réseau entraîne la modification de ce dernier ; toute action impliquant l’ensemble du réseau a une incidence sur les composantes du réseau

La pensée dualiste partage le monde entre des sujets, toujours humains, et des non-humains, toujours objets. Les premiers sont les seuls regardés comme des « acteurs », c’est-à-dire à être dotés d’une puissance d’agir. Dans cette perspective, les Non-Humains restent passifs et forment comme un décor de théâtre, extérieur à la situation que seules des actions humaines font avancer. C’est la raison pour laquelle, lorsque des Non-Humains font irruption sur la scène sociale (où ils ne sont pas censés apparaître) – comme le fait actuellement le coronavirus -, la tendance est de les dépeindre caricaturalement comme des sujets anthropomorphisé doués d’intentions (ce que fait Servigne dans sa Fable) ou de les présenter comme des artefacts produits par des humains (comme le pensent les complotistes). Dans les deux cas, ces visions traduisent une incapacité à considérer que l' »acteur », c’est toujours un agencement d’Humains et de Non-humains, au sens d’une combinaison de puissances d’agir.

Sur le média AOC, Bruno Latour a publié un court texte excellent, dans lequel il dresse en quelques lignes le portrait du collectif hybride agissant qui s’est enchevêtré à la faveur de la crise du coronavirus et qui constitue un acteur-réseau :

[…] il n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le réapprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacité à relier « tous les humains » passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis. A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes se posent un peu là !

Arriver à tenir cette ligne, au-delà du dualisme, est très difficile et nous sommes constamment confrontés au risque d’y retomber. Dans Les Echos par exemple, Inès Leonarduzzi, PDG de « Digital for the Planet » (tout un programme…), publie une tribune intitulée « Coronavirus : les pangolins n’y sont pour rien« , dans laquelle elle souligne les responsabilités humaines dans le drame qui est en train de se dérouler. Elle explique notamment comment la déforestation des habitats naturels pousse des animaux à entrer en contact avec des humains, avec un risque accru de transmission de maladies infectieuses.

Si l’on en croît les scientifiques, c’est parfaitement vrai, mais pour autant, les pangolins et les chauve-souris n’y sont pas « pour rien » : ces animaux ont été des acteurs à part entière de la situation et la décrire correctement, c’est aussi leur restituer leur rôle « d’actants » ou « d’animés », qualité que Bruno Latour reconnaît à tous les « Terrestres ». Pointer les responsabilités humaines est bien entendu crucial, mais à condition de ne pas tomber dans des processus de purification qui re-séparent bien proprement les Humains des Non-humains. Dans une situation comme celle-ci, nous avons besoin de penser les enchevêtrements, ce qui implique de parvenir à « distribuer l’agentivité », de part et d’autre de la distinction.

Déchirure du réel

Dans son ouvrage « La Pensée Écologique », le philosophe Timothy Morton emploie une image intéressante pour donner à voir ce que serait une sortie de l’ontologie dualiste pour aller vers son opposé, à savoir une ontologie relationnelle. Il parle à ce sujet du « Maillage » (The Mesh), c’est-à-dire du réseau infini des relations unissant tous les êtres les uns aux autres, en soulignant qu’il est particulièrement dérangeant pour l’esprit de l’appréhender :

Le maillage consiste en des connexions infinies (…). Chaque être du maillage interagit avec les autres. Le maillage n’est pas statique. Nous ne pouvons arbitrairement qualifier telle ou telle chose de peu pertinente. S’il n’y a pas d’arrière-plan et par conséquent pas de premier plan, où sommes-nous alors ? Nous nous orientions au gré des arrière-plans sur lesquels nous nous tenons. Il y a un mot pour désigner un état qui ne distingue pas l’arrière-plan du premier plan : la folie.

[…] La conscience du maillage ne révèle pas le meilleur des gens. Il y a une joie terrifiante à prendre conscience de ce que H.P. Lovecraft appelle le fait de « n’être plus un être déterminé distinct des autres ». Il est important de ne pas paniquer et, chose étrange à dire, de ne pas surréagir à la déchirure du réel […] La schizophrénie est une défense, une tentative désespérée de restaurer un sentiment de cohérence et de solidité.

Les thèses du complot (avec leur virus-artefact), tout comme les thèses du châtiment (où le virus devient un message ou une punition envoyés par « La Nature ») sont toutes les deux des « surréactions » liées à la peur panique saisissant les esprits dualistes face à ce qui nous arrive : des tentatives désespérées de rétablir une orthodoxie ontologique dont nous devrions précisément nous débarrasser pour oser plonger dans la trame infinie des relations.

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La guerre au coronavirus ou le grand rituel de purification

SILEX (Lionel Maurel) - lun, 03/23/2020 - 02:18

L’ouvrage Nous n’avons jamais été modernes de Bruno Latour est connu pour avoir mis en lumière le Grand Partage entre Nature et Culture qui traverse la pensée occidentale depuis l’avènement de la Modernité. On y trouve ce passage consacré à ce que l’auteur appelle les processus de « traduction » et de « purification » qui résonne d’une manière toute particulière aujourd’hui :

Le mot « moderne » désigne deux ensembles de pratiques entièrement différents qui, pour rester efficaces, doivent demeurer distinctes mais qui ont cessé récemment de l’être.

Le premier ensemble de pratiques crée, par « traduction », des mélanges d’êtres entièrement nouveaux, hybrides de nature et de culture. Le second crée, par « purification », deux zones ontologiques entièrement distinctes, celle des humains d’une part, celle des non-humains de l’autre […] Le premier [ensemble] lierait en une chaîne continue la chimie de la haute atmosphère, les stratégies savantes et industrielles, les préoccupations des chefs d’État, les angoisses des écologistes ; le second établirait une partition entre un monde naturel qui a toujours été là [et] une société aux intérêts et aux enjeux prévisibles […].

C’est là tout le paradoxe des modernes : si nous considérons les hybrides, nous n’avons affaire qu’à des mixtes de nature et de culture ; si nous considérons le travail de purification, nous sommes en face d’une séparation totale entre la nature et la culture […]

Tant que nous considérons séparément ces deux pratiques, nous sommes modernes pour de vrai, c’est-à-dire que nous adhérons de bon coeur au projet de la purification critique, bien que celui-ci ne se développe que par la prolifération des hybrides. Dès que nous faisons porter notre attention à la fois sur le travail de traduction et sur celui d’hybridation, nous cessons aussitôt d’être tout à fait modernes, notre avenir se met à changer.

Drôle de guerre…

Depuis une semaine, notre avenir a en effet radicalement changé, puisqu’il paraît – si l’on en croit Emmanuel Macron – que « Nous sommes en guerre ! ». Le président n’a pas prononcé le mot confinement pendant son allocution de lundi dernier, mais il martelé cette expression six fois dans son discours, comme si c’était le cœur du message qu’il voulait faire passer :

Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale. Nous sommes en guerre.

Même si les sondages ont montré que les français avaient sur le coup majoritairement adhéré à ce discours, de nombreuses voix se sont élevées depuis pour dénoncer le recours à cette rhétorique militaire, et j’ai particulièrement apprécié le court texte publié par la médecin urgentiste Sophie Mainguy :

Nous ne sommes pas en guerre et n’avons pas à l’être.

Il n’y a pas besoin d’une idée systématique de lutte pour être performant. L’ambition ferme d’un service à la vie suffit. Il n’y a pas d’ennemi. Il y a un autre organisme vivant en plein flux migratoire et nous devons nous arrêter afin que nos courants respectifs ne s’entrechoquent pas trop […]

Les formes de vie qui ne servent pas nos intérêts (et qui peut le dire ?) ne sont pas nos ennemis. Il s’agit d’une énième occasion de réaliser que l’humain n’est pas la seule force de cette planète et qu’il doit – ô combien- parfois faire de la place aux autres. Il n’y a aucun intérêt à le vivre sur un mode conflictuel ou concurrentiel.

Notre corps et notre immunité aiment la vérité et la PAIX. Nous ne sommes pas en guerre et nous n’avons pas à l’être pour être efficaces. Nous ne sommes pas mobilisés par les armes mais par l’Intelligence du vivant qui nous contraint à la pause.

Exceptionnellement nous sommes obligés de nous pousser de coté, de laisser la place. Ce n’est pas une guerre, c’est une éducation, celle de l’humilité, de l’interrelation et de la solidarité.

Je me sens tout à fait en phase avec cette vision des choses et nous aurions tout intérêt aujourd’hui à nous rappeler ce que disait Jean-Luc Godard à propos de la guerre : « La Guerre, c’est simple : c’est faire rentrer un morceau de fer dans un morceau de chair ». Il ne s’agit pas de nier les souffrance des malades et des familles des victimes, ni le courage des soignants qui leur portent secours en mettant en péril leur vie, mais l’expérience que nous traversons n’a rien à voir avec celle, par exemple, qu’endure le peuple syrien dont le pays connaît la guerre – la vraie – depuis presque dix ans. Et si vous vous pensez en guerre, allez donc feuilleter quelques gravures des Désastres de la guerre de Goya pour vous rendre compte à quel point nous en sommes loin !

Parler de guerre à propos de cette pandémie, c’est employer une métaphore particulièrement trompeuse, dont il faut néanmoins essayer de comprendre la signification qui dépasse un simple effet de manche d’un pouvoir politique poussé dans les cordes par la situation et pour qui la guerre constitue – comme toujours ! – son ultime « panic button » lorsqu’il se sent menacé.

Conflit d’ontologies

Entre la vision de la « guerre au virus » et celle formulée par Sophie Mainguy, il y a en réalité plus qu’un désaccord. Ce qui les oppose, c’est un conflit d’ontologies, au sens où l’anthropologue Philippe Descola entend cette expression comme les « manières de composer le monde », à travers des conceptions différentes des rapports entre les humains et les non-humains. A côté de l’ontologie dualiste ou naturaliste des occidentaux, qui sépare Nature et Culture, il existe des ontologies relationnelles capables de penser ce que Bruno Latour appelle des « collectifs hybrides ».

L’épisode tout à fait exceptionnel que nous traversons constitue une occasion unique de prendre conscience de ces réseaux denses de relations associant inextricablement humains et non-humains. C’est ce qu’explique de manière saisissante Frédéric Keck, anthropologue lui-aussi, dans cette interview donnée jeudi à Médiapart, intitulée : « Les chauve-souris et les pangolins se révoltent » :

Qu’on en arrive à confiner les populations humaines et à arrêter toute l’économie pour se protéger d’un virus respiratoire dit beaucoup du capitalisme avancé contemporain. On n’est plus dans la même situation que dans les années 1990, où un capitalisme encore très confiant pensait que les maladies animales pouvaient être traitées comme des défauts de marchandises qu’on pouvait envoyer à la casse, comme ce fut le cas lors des abattages massifs de bovins ou de volailles pendant les crises de la vache folle ou la grippe aviaire.

Aujourd’hui, les chauves-souris et les pangolins se révoltent et c’est nous qui risquons de partir à la casse […] Les animaux nous donnent des biens : nourriture, cuir, force de labeur… Mais, si nous les traitons mal, ils nous donnent aussi des virus et des bactéries. […]

La question essentielle est aujourd’hui de savoir comment penser une solidarité internationale, entre humains, et entre humains et non-humains, alors que chaque État est en train de se calfeutrer derrière ses frontières en affirmant que le voisin n’en fait pas assez. Cette logique de la surenchère dans les mesures de confinement est insupportable. Le confinement ne doit être vu que comme une étape, avant de discuter comment réorganiser en profondeur les collectifs d’humains et de non-humains.

Bruno Latour montre bien qu’il y a quelque chose qui relève du refoulement dans la manière dont fonctionne la modernité. Nos possibilités technologiques et organisationnelles nous ont permis en effet de former, par « traduction », des réseaux d’hybrides de nature et de culture de plus en plus longs, jusqu’à embrasser la planète entière au terme de la dynamique de mondialisation. Mais dans le même temps, les modernes ont maintenu, par « purification », la fiction du Grand Partage et fait « comme si » humains et non-humains relevaient de deux sphères séparées. Ces deux mouvements sont au coeur de ce que Latour appelle « La Constitution des Modernes ».

Dans un moment comme celui que nous traversons, l’ontologie dualiste qui fonde notre conception du monde est prise de panique, car la fiction sur laquelle elle repose se retrouve brutalement éventée et c’est soudain tout le réseau de ces relations dissimulées en temps normal qui apparaît au grand jour. Cette irruption de ce-qui-devait-rester-caché est insupportable et tel est le véritable sens de cette « guerre au virus » qui a été déclarée par l’appareil institutionnel la semaine dernière. Désigner le virus comme l’ennemi constitue une tentative désespérée du système dualiste pour rétablir le Grand Partage, en rangeant d’un côté tous les humains face à ce non-humain qui a investi notre monde social, en déstructurant tous nos repères sur son passage.

Rien ne correspond plus à cet appel à la mobilisation générale que la figure du Léviathan de Thomas Hobbes : l’État, dans sa version la plus autoritaire, nous demande de faire bloc ensemble pour rétablir le contrat social qui le fonde et qui, bien davantage que sur la volonté des humains, repose sur la fiction d’une séparation avec les non-humains.

Sombres vertiges

La panique qui monte peu à peu dans le pays n’est pas uniquement l’effet des circonstances alarmantes que nous traversons : elle est aussi la traduction d’un véritable « vertige ontologique » qui nous a saisi et qui gagne nos institutions. Pour rendre compte de ce vacillement, on peut se référer à ce que le philosophe Timothy Morton appelle la Dark Ecology – l’écologie sombre. Pour lui, la pensée écologique doit aller jusqu’à remettre en question nos systèmes de représentation et lorsqu’elle parvient à le faire, elle nous expose à une expérience particulièrement dérangeante.

Sortir de l’ontologie dualiste, c’est se confronter à ce que Morton appelle « l’étrange étrangeté » : de nouvelles relations avec les non-humains qui brouillent profondément nos identités. L’épreuve d’une contamination de masse par un virus constitue sans doute une des expériences les plus extrêmes qui soient de Dark Ecology, avec ce risque de voir nos corps envahis, la rupture de nos relations sociales provoquées par le confinement et la destructuration violente des institutions qui confèrent en temps normal une stabilité à notre monde.

Pourtant, ce vertige ontologique devrait constamment nous habiter, et pas seulement dans ce moment exceptionnel. Comme le montre l’épisode ci-dessous de l’excellente série « Une espèce à part » (qui vise à remettre en question l’anthropocentrisme), nous sommes en effet continuellement en relation avec des virus et des bactéries, qui font intégralement partie de notre monde, et c’est vrai au point où notre corps en contient davantage que de cellules. Plus encore, notre ADN comporte des fragments de séquences génétiques issues de virus qui voyagent avec nous et en nous, au coeur de notre intimité, en participant au codage de notre identité. Nous sommes virus et les virus sont nous, même s’il est extrêmement désagréable pour nous de l’admettre.

Ce type de révélations peut provoquer la peur ou susciter du dégoût, un peu comme le ferait la lecture d’une nouvelle de H.P. Lovecraft, avec son cortège d’horreurs cosmiques innommables défiant la raison. Elles provoquent le trouble, mais comme l’explique Donna Haraway, il faut justement être capable de « rester avec le trouble » (titre d’un de ses ouvrages : Staying With The Trouble) et elle propose d’ailleurs de rebaptiser « Chthulucène » ce que d’autres appellent l’Anthropocène, pour insister, comme le fait Timothy Morton avec son concept de Dark Ecology, sur cette épreuve du vertige ontologique que nous devons accepter de traverser pour être en mesure de changer notre système de représentation.

Avec ses allures de « Couleur tombée du Ciel », l’épidémie de coronavirus peut être regardée comme la première expérience de masse d’entrée dans le Chthulucène et on comprend dès lors que les institutions aient entrepris de mettre en branle un grand rituel de purification pour tenter en catastrophe de rétablir l’orthodoxie ontologique. Mais après un choc symbolique d’une telle ampleur, il n’est pas certain que les consciences puissent rentrer si facilement dans le rang dualiste et l’épisode marquera sans doute profondément la manière de voir le monde d’une partie substantielle de la population. Une fois que Cthulhu a été invoqué, on sait qu’il est extrêmement difficile de le renvoyer dans sa dimension hors du monde…

Know your ennemy

En cela, le coronavirus, malgré ses conséquences dramatiques, n’est pas notre ennemi, et il pourrait même s’avérer être un allié extrêmement précieux. Il est déjà parvenu à faire une chose à peine pensable, que beaucoup d’humains ont cherché à accomplir sans y parvenir ces dernières années : bloquer la machine folle de l’économie. Ce que ni Nuit Debout, ni le mouvement d’opposition à la loi Travail, ni le cortège de tête des autonomes, ni les zadistes, ni les Gilets Jaunes, ni les grèves contre la réforme des retraites, ni eXtinction Rebellion n’ont réussi à faire, le coronavirus nous l’a offert.

Comme le dit Benoît Borrits, il aura fallu qu’un virus nous mette au pied du mur pour que nous nous apercevions que c’était seulement possible :

Cette pandémie, dont on ne connaît pas encore le dénouement, a ceci d’extraordinaire qu’elle réalise ce que tout le monde savait. Le confinement et les ruptures de chaînes d’approvisionnement provoquent une baisse brutale de la production. Voilà que nous découvrons avec cette récession que Venise retrouve ses eaux claires et ses poissons, que les émissions de gaz à effet de serre ont été réduites de 25 % en Chine au début de l’année), que l’air devient plus respirable. Il est terrible d’avoir attendu cette crise sanitaire et cette succession dramatique de décès pour prendre conscience de ces évidences.

Chaque jour, tombent de nouvelles informations proprement incroyables, il y a quelques semaines encore : Le pétrole, or noir d’hier, n’a subitement presque plus de valeur ; l’Union européenne autorise enfin les États à s’affranchir de la maudite règle des 3% de déficit budgétaire ; l’Italie annonce l’arrêt de toutes les activités de production non-essentielles (ce qui permettra justement de voir à nouveau où est l’essentiel…) ; les Philippines décident de fermer la Bourse ; et ce matin encore, à la radio, le président du MEDEF se disait favorable à la nationalisation de certaines entreprises ! Hallelujah !

Dans cette affaire, notre véritable ennemi n’est pas le virus, mais ce que Bruno Latour appelle dans Où Atterir ? le « système de production », celui-là même qui a besoin pour fonctionner que les non-humains soient réduits à l’état d’objets et de ressources et qu’il oppose au « système d’engendrement, qui « ne s’intéresse pas à produire pour les humains des biens à partir de ressources, mais à engendrer les terrestres – tous les terrestres et pas seulement les humains. » C’est ce « système de production » qui a cherché à transformer les hôpitaux en entreprises et les infirmières en « bed managers » ; c’est lui qui est responsable aujourd’hui des morts que nous comptons chaque jour. Et c’est pour protéger ce « système de production » à tout prix que les dirigeants, en Angleterre, aux Etats-Unis, mais aussi en France, ont parié pendant longtemps sur la stratégie irresponsable de l’immunisation collective pour éviter d’avoir à ralentir l’activité économique.

Ce système de production est tellement grotesquement éloigné d’un système d’engendrement que, dans le même temps où il s’avère incapable de produire en nombre suffisant les masques qui sont devenus si essentiels, il reste en mesure de fabriquer et de faire livrer à domicile par un coursier un Kinder Bueno ! Et il arrive encore – et surtout – à produire l’individu indigne qui a passé cette commande de la honte !

La sous-merde intégrale, faire risquer la vie d'un être humain juste pour ce faire livrer un kinder bueno, c'est ça la fameuse solidarité tant vanté par notre chère président. https://t.co/Ipf58Hex4U

— En marche ou grève, travail, famine, pâte riz. (@nainssoumis) March 20, 2020

Le coronavirus est parvenu à réaliser l’impensable, tel un Hercule accomplissant un de ses légendaires travaux : arrêter la mégamachine décrite par Günther Anders de manière si glaçante – le monde devenu machine et la machine devenue monde, dont nous étions les rouages. Le Comité Invisible nous avait appris que « le pouvoir est logistique » et que pour déclencher une véritable insurrection, il fallait « tout bloquer ». La belle affaire ! Car jusqu’à présent, les humains s’étaient avérés incapables de le faire par eux-mêmes et le Grand Soir paraissait indéfiniment relégué dans les limbes des illusions romantiques. Maintenant, grâce au virus, tout est bloqué et la question cruciale n’est pas de relancer la machine infernale, comme s’y emploient tous les gouvernements, mais de faire en sorte au contraire qu’elle ne reparte surtout pas.

C’est ce qu’invitent à envisager les rédacteurs de la belle pétition « Covid-entraide » qui refusent eux-aussi de faire la guerre au virus en nous appelant à « retourner la stratégie du choc en déferlante de solidarité » :

Ne restons pas sidéré.e.s face à cette situation qui nous bouleverse, nous enrage et nous fait trembler. Lorsque la pandémie sera finie, d’autres crises viendront. Entre temps, il y aura des responsables à aller chercher, des comptes à rendre, des plaies à réparer et un monde à construire. À nous de faire en sorte que l’onde de choc mondiale du Covid-19 soit la « crise » de trop et marque un coup d’arrêt au régime actuel d’exploitation et de destruction des conditions d’existence sur Terre. Il n’y aura pas de « sortie de crise » sans un bouleversement majeur de l’organisation sociale et économique actuelle.

Activons cet enchevêtrement !

Regarder le virus comme un allié pourra sans doute en choquer certains. Mais cette perspective correspond à ce que l’anthropologue Anna Tsing veut dire lorsqu’elle parle dans son ouvrage Le Champignon de la fin du monde « d’activer politiquement les enchevêtrements » (entanglements). Cette expression peut paraître sibylline, mais elle prend tout son sens dans une période comme celle-ci. La lutte implique aujourd’hui de mobiliser au-delà des seuls humains en comptant avec les puissances d’agir des non-humains, pour former des collectifs politiques hybrides pouvant prendre la forme de « Communs latents » :

Les assemblages, dans leur diversité, font apparaître ce que je vais appeler des « communs latents », c’est-à-dire des enchevêtrements qui pourraient être mobilisés dans des causes communes. Parce que la collaboration est toujours avec nous, nous pouvons manœuvrer au sein de ses possibilités. Nous aurons besoin d’une politique dotée de la force de coalitions diverses et mobiles et pas seulement entre humains.

Il y a un mois il était encore plus simple de concevoir la fin du monde que la fin du capitalisme et aujourd’hui, des pangolins et des chauve-souris ont mis sur pause une grande partie de l’économie mondiale. Tel est l’enchevêtrement qui reste encore à « activer » politiquement !

Vu dans la rue. Nantes. pic.twitter.com/HSaK2wOh7c

— Nantes Révoltée (@Nantes_Revoltee) March 21, 2020

Ces derniers jours, j’ai relu certains passages du livre La Condition Ouvrière écrit par la philosophe Simone Weil à propos des grandes grèves de 1936, survenues au moment de l’avènement du Front populaire. Il est très troublant de voir comment la pandémie et le confinement généralisé qui l’accompagne constituent une sorte de miroir inversé de cet épisode historique. En 1936, les travailleurs occupaient les usines et les bloquaient. Simone Weil raconte leur joie « d’habiter » enfin leur lieu de travail, de pouvoir y emmener leur famille et de s’y assembler pour refaire le monde. Aujourd’hui, nous sommes confinés à domicile, empêchés en très grand nombre de rejoindre notre lieu de travail et réduits à des échanges virtuels pour maintenir nos liens sociaux. En 1936, l’espace public avait débordé partout et pénétré par effraction dans les usines. Aujourd’hui, nous avons au contraire perdu l’espace public et nous sommes enfermés dans nos espaces privés et c’est le travail, pour beaucoup, qui a envahi le lieu d’habitation.

Mais la plus grande différence, c’est qu’en 1936, il s’agissait d’un mouvement social au sens propre du terme, c’est-à-dire exclusivement humain, preuve que cette grève générale se déroulait encore dans l’Holocène, avec une société proprement séparée de son environnement. Nous vivons aujourd’hui, à l’âge de l’Anthopocène, quelque chose de complètement singulier, qui traduit l’effondrement du Grand Partage, et que nous pourrions transformer en une « grève plus qu’humaine » pour faire naître le premier « mouvement bio-social » de l’histoire.

***

Une telle opportunité politique ne s’est pas présentée depuis des décennies et, en refusant de nous prêter au grand rituel de purification de la « guerre au virus », nous aurons peut-être une chance de la saisir pour la transformer en une expérience révolutionnaire d’un nouveau genre.

L’hypothèse, également trop énorme, est qu’il va falloir ralentir, infléchir et régler la prolifération des monstres en représentant officiellement leur existence. Une autre démocratie deviendrait-elle nécessaire ? Une démocratie étendue aux choses ?

Bruno Latour.

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Et si l’Open Access était une question de Digital Labor ?

SILEX (Lionel Maurel) - lun, 02/03/2020 - 13:52

Le Consortium Couperin a publié récemment les résultats d’une enquête sur les « Pratiques de publication et d’accès ouvert des chercheurs français« , qui se démarque par son ampleur (plus de 11 000 réponses de chercheurs, soit 10% de la communauté scientifique française) et l’étendue des questions abordées. Beaucoup de points mériteraient d’être commentés, mais je voudrais me concentrer sur un seul aspect qui m’a particulièrement frappé.

On peut en effet lire cette phrase dans la synthèse effectuée par Couperin à partir des résultats :

Les chercheurs sont globalement favorables à l’accès ouvert et en comprennent l’enjeu majeur : la diffusion des résultats de la science de façon libre et gratuite. Néanmoins, cet objectif doit pour eux être réalisé sans effort, de manière simple, lisible et sans financement direct des laboratoires, le tout en ne bousculant pas trop le paysage des revues traditionnelles de leur discipline auxquelles ils sont attachés.

J’ai souligné les mots « sans effort », car ils me paraissent intéressants à relever. En gros, les chercheurs sont favorables au Libre Accès, à condition qu’il n’entraîne pour eux aucun surcroît de travail à effectuer. Si, d’après l’enquête, la méconnaissance des questions juridiques liées au Libre Accès reste le premier obstacle au dépôt en archives ouvertes, on trouve en seconde position des arguments du type : « Je n’ai pas le temps » ou « le dépôt est trop laborieux ». L’archive ouverte HAL attire encore souvent ce genre de critiques, et ce alors même que la procédure de dépôt a été grandement simplifiée ces dernières années (ajout de fichiers en glissé-déposé, diminution des champs obligatoires, possibilité de récupérer automatiquement les métadonnées via un DOI, etc.).

En réalité, les positions exprimées par les chercheurs à propos des archives ouvertes sont assez paradoxales. Une majorité d’entre eux trouvent en effet que le dépôt est « rapide » et « simple » (voir ci-dessous), ce qui paraît contradictoire avec l’argument du manque de temps ou des interfaces trop complexes.

L’enquête permettait aux chercheurs de laisser des commentaires libres, qui montrent que le vrai problème se situe sans doute ailleurs que dans l’ergonomie des plateformes. Une partie des chercheurs tendent en effet à considérer que ces tâches de dépôt – même simples et rapides à effectuer – ne correspondent pas à l’image qu’ils se font de leur travail :

« Ce n’est pas mon travail, je suis déjà très pris par des charges administratives je ne vais pas en plus faire ce type de tâches. »

« Ceci n’est pas du ressort d’un enseignant-chercheur dont on demande de plus en plus de tâches administratives ou « transversales » en plus de son travail d’enseignement et de recherche. Donc, j’estime que le dépôt sous HAL doit être assuré par des personnels archivistes dont c’est effectivement le métier ! Tant que les moyens ne seront pas mis pour ouvrir des postes à ces personnels, je refuserai de faire ce travail sous HAL. »

« Je dépose les références minimales, pour l’évaluation HCERS mais pas les articles.De mon point de vue, c’est l’institution qui doit se charger de la mise en ligne des notices et des articles (après obtention accord de l’auteur) et comme elle ne s’en charge pas… Je fais donc le minimum. »

Dans ce billet, je voudrais essayer d’éclairer ces positions ambivalentes en utilisant la notion de Digital Labor (travail numérique). Pour ce faire, je ne vais pas me référer à l’acception la plus courante du terme « Digital Labor », telle que l’utilise notamment Antonio Casilli dans ses travaux sur les plateformes numériques et l’intelligence artificielle. Je vais me tourner vers une conception plus large, que j’ai découverte dans l’ouvrage (remarquable) du sociologue Jérôme Denis : « Le travail invisible des données. Éléments pour une sociologie des infrastructures scripturales« .

Omniprésence et invisibilité du travail des données

Pour Jérôme Denis, le « travail des données » n’est pas un phénomène récent et il dépasse très largement les situations où les internautes sont « mis au travail » à leur insu par des plateformes comme Facebook ou Amazon. Il s’agit plutôt d’une caractéristique générale de toutes les organisations – publiques comme privées – qui ont besoin de produire et de faire circuler de l’information pour fonctionner. Sans cette capacité à organiser des flux de données standardisées, ni les entreprises, ni les administrations ne pourraient exister, dès lors qu’elles atteignent une certaine taille et se bureaucratisent. Jérôme Denis ajoute que, bien que ce « travail des données » soit absolument vital pour ces organisations, il a pourtant constamment été minimisé, dévalorisé et même invisibilisé. En témoigne la manière dont ces tâches ont été déléguées à des personnels généralement considérés comme subalternes – les secrétaires, par exemple – et il n’est pas anodin que les professions liées à l’information furent traditionnellement – et sont en grande partie toujours – exercées majoritairement par des femmes (c’est vrai des secrétaires, mais aussi des bibliothécaires ou des documentalistes).

Paradoxalement là encore, l’informatisation des organisations est venue aggraver ce phénomène de dépréciation et d’invisibilisation. Le déploiement des ordinateurs en réseau s’est accompagné d’une croyance en vertu de laquelle l’information pourrait se propager avec la facilité et la rapidité du courant électrique, comme des impulsions le long d’un système nerveux. Ce mythe est lié au fantasme de la « dématérialisation » qui, en libérant (soit-disant) l’information de ses supports physiques, lui permettrait de circuler comme un fluide parfait. Pourtant, et c’est une chose que le livre de Jérôme Denis montre remarquablement bien, le numérique ne supprime pas en réalité le « travail des données ». Bien au contraire, l’information reste largement dépendante de supports matériels (claviers, écrans, etc.) et la numérisation tend même à intensifier et à complexifier le travail informationnel (songeons par exemple au temps invraisemblable que nous passons à gérer nos boîtes mail professionnelles et à la pénibilité que cela engendre).

Un des avantages de cette conception large du « travail des données » est qu’elle permet d’embrasser et d’éclairer tout un ensemble de situations auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés. Pour illustrer son propos, Jérôme Denis prend notamment un exemple tiré de son expérience personnelle que j’ai trouvé particulièrement frappant. Il raconte en effet comment, après la mort de son père, il a été obligé d’effectuer avec sa famille pendant des mois de laborieuses démarches pour « pousser » l’information du décès vers de nombreuses organisations : administrations en tout genre, banques, assurances, boutiques en ligne, fournisseurs d’accès Internet, etc. Rien ne paraît pourtant plus élémentaire que l’annonce de la disparition d’une personne (vie/mort ; 0/1) et on pourrait penser à l’heure du numérique qu’une telle mise à jour des systèmes d’information est relativement simple à effectuer. Mais il n’en est rien et malgré l’interconnexion croissante des bases de données, une part importante du travail doit encore être effectué « à la main » par l’administré/client, en saisissant l’information dans des interfaces et en remplissant des formulaires.

Il existe donc une sorte « viscosité » de l’information que le numérique n’a pas fait disparaître et ne supprimera sans doute jamais complètement, sachant qu’il engendre sa propre part de « frictions » dans la production et la circulation des données.

Quelle perception du « travail des données » chez les chercheurs ?

La question n’est donc pas tant de chercher à faire disparaître le « travail des données » que de savoir quel statut et quelle reconnaissance on lui donne. La perception de la « pénibilité » de ce travail varie en outre grandement d’un contexte à un autre, non pas tellement en fonction de caractéristiques objectives, mais plutôt par rapport à la représentation que les individus s’en font.

Si l’on revient à la question de l’Open Access, j’ai toujours trouvé qu’il existait une forme de dialogue de sourds entre chercheurs et bibliothécaires/documentalistes à propos du dépôt des publications en archives ouvertes. Pour ces derniers, qui sont des professionnels de l’information, le dépôt des publications paraît quelque chose de simple, en partie parce que le travail des données est inhérent à leur métier et n’est pas déprécié symboliquement à leurs yeux. A l’inverse pour la majorité des chercheurs, un tel travail – même léger – suscitera un rejet mécanique, parce qu’il fait apparaître ce qui devrait rester invisible. Ce qui est intéressant, c’est que les mêmes chercheurs qui refusent d’effectuer les tâches de dépôt en archives ouvertes réalisent pourtant des opérations assez similaires dans leur pratique des réseaux sociaux académiques (type Researchgate ou Academia). C’est précisément le coup de génie (maléfique !) de ces plateformes d’avoir réussi à « mettre au travail » les chercheurs sans lever le voile d’invisibilité qui rend ce travail des données indolore (et pour le coup, on rejoint ici la thématique classique du Digital Labor comme exploitation des utilisateurs).

Researchgate, presque autant utilisé que les sites de laboratoire par les chercheurs pour donner de la visibilité à leurs travaux…

S’agissant des chercheurs, les choses sont encore compliquées par le fait qu’ils entretiennent traditionnellement un rapport ambigu avec la question des données. S’appuyant sur les apports des science studies, Jérôme Denis souligne le fait que ce sont les articles de recherche qui sont considérés depuis des siècles par les scientifiques comme les objets chargés de la plus haute valeur symbolique. Il en est ainsi car les articles, une fois mis en forme à l’issue du processus éditorial, deviennent des « mobiles immuables », c’est-à-dire des objets doués de la capacité de circuler, mais tout en gardant une forme fixe. Ils assurent ainsi la communication entre pairs des résultats de la recherche et c’est à partir d’eux quasi exclusivement que s’effectue l’évaluation de la recherche et des chercheurs. Dans un tel contexte, il est logique que le travail d’écriture des articles – celui qui assure justement cette stabilisation de la forme – soit considéré comme la partie la plus noble du travail des chercheurs, tandis que, par contraste, ce qui touche aux données – réputées instables, informes et volatiles – est rejeté dans l’ombre. A la mise en lumière des articles s’oppose la « boîte noire » du laboratoire, où le travail sur les données reste considéré comme quelque chose d’obscur, et même un peu « sale », dont traditionnellement on ne parle pas.

Certes, les choses sont en train de changer, car les données de recherche, à la faveur des politiques de Science Ouverte, gagnent peu à peu leurs lettres de noblesse, en tant qu’objets possédant intrinsèquement une valeur et méritant d’être exposés au grand jour. Mais nul doute qu’il faudra du temps pour que les représentations évoluent et l’enquête de Couperin montre d’ailleurs que si les chercheurs sont aujourd’hui globalement favorables à l’Open Access aux publications, ils restent plus réticents en ce qui concerne le partage des données.

Du coup, le travail des données est doublement dévalorisé au sein des populations de chercheurs. Il subit d’abord la dépréciation générale qui le frappe au sein des organisations modernes, mais cet effet est redoublé par la hiérarchie traditionnelle établie par les chercheurs entre travail rédactionnel et travail informationnel. Or le dépôt en archives ouvertes est précisément ce moment où le travail des données qu’on voudrait pouvoir oublier resurgit. « Cachez ces métadonnées que je ne saurais voir », alors qu’elles sont indispensables pour contextualiser les documents archivés et leur donner du sens…

Changer le statut du travail des données pour promouvoir le Libre Accès

Établir un lien entre Open Access et Digital Labor (au sens large de « travail des données ») est à mon sens important pour mieux comprendre le rapport conflictuel que les chercheurs entretiennent avec les archives ouvertes et leur demande que le Libre Accès s’effectue « sans effort ». Il me semble que cela pourrait au moins s’avérer utile pour identifier quelques « fausses bonnes idées » :

  1. Croire qu’en améliorant techniquement les interfaces des archives ouvertes, on pourra un jour supprimer complètement le « travail des données » lié au dépôt des publications et le rendre indolore. On trouve aujourd’hui des discours qui nous promettent la mise en place d’interfaces « seamless » (i.e. « sans couture ») qui permettraient une expérience utilisateur parfaitement fluide. On peut certes faire des progrès en matière d’ergonomie, mais il restera toujours à mon sens une part de « travail du clic » à effectuer et tant qu’il sera frappé d’une dépréciation symbolique, il suscitera une forme de rejet par les chercheurs.
  2. Proposer aux chercheurs d’effectuer l’intégralité de ce travail des données à leur place. C’est certes une demande que certains formulent (« ce n’est pas mon métier ; que l’on embauche des documentalistes pour le faire à ma place »). Mais outre qu’il paraît improbable de recruter un nombre suffisant de personnels d’appui pour effectuer l’intégralité de ce travail, cela ne ferait que participer encore à l’invisibilisation du travail des données et à sa dévalorisation. Les bibliothécaires qui s’engagent dans cette voie se livrent à mon sens à un calcul à court terme qui risque de s’avérer préjudiciable à long terme pour tout le monde.
  3. Faire effectuer ce travail des données par les éditeurs. C’est à mon sens la pire des solutions possibles et le dernier accord Couperin-Elsevier a bien montré les dangers que pouvait comporter l’idée de « sous-traiter » l’alimentation des archives ouvertes aux éditeurs. C’est aussi parce qu’il garantit justement le plein contrôle des interfaces et des données que le principe d’une alimentation des archives ouvertes par les chercheurs eux-mêmes reste absolument crucial.

Au final pour développer la pratique de l’Open Access, c’est le statut de ce « travail des données » qu’il faudrait faire évoluer au sein des communautés scientifiques pour qu’il regagne ses lettres de noblesses, lui donner la visibilité qu’il mérite et le faire apparaître comme partie intégrante de l’activité de publication. La question ne concerne d’ailleurs pas que le Libre Accès aux publications, mais aussi les données de la recherche qui gagnent peu à peu en importance. Néanmoins, cette dernière thématique étant en train de devenir « à la mode », elle va sans doute faire l’objet d’une revalorisation symbolique, tandis que l’on peut craindre que le travail informationnel à effectuer pour alimenter les archives ouvertes reste encore longtemps frappé d’indignité.

Dans l’enquête Couperin, on voit bien par exemple que les communautés de mathématiciens et d’informaticiens sont celles qui ont le plus recours aux archives ouvertes et ce sont justement aussi celles qui ont le moins « externalisé » le travail informationnel, puisque les chercheurs dans ces disciplines effectuent eux-mêmes une large partie du travail de mise en forme des publications (avec LaTeX) et de dépôt des préprints sur ArXiv.

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Les Communs, source de nouveaux usages ? (Intervention CNAM – séminaire « Design with Care »)

SILEX (Lionel Maurel) - mer, 01/29/2020 - 08:34

Il y a quinze jours, j’étais invité à intervenir au CNAM dans le cadre du séminaire « Design with Care » proposé par Cynthia Fleury et Antoine Fenogli pour explorer les rapprochements entre design, éthique et philosophie.

On m’avait demandé de traiter dans le cadre d’une conférence le sujet « Les Communs, sources de nouveaux usages ? », à travers une série de questions que l’équipe du séminaire m’avait adressées.

Vous pouvez trouver ci-dessous l’enregistrement vidéo de l’intervention.

Voici un timecode pour accéder directement aux différentes parties de l’intervention :

  • Rappel historique sur les Communs (5m46) ;
  • Retour des Communs à partir des travaux d’Elinor Ostrom (20m42) ;
  • Quel types de ressources ? L’extension aux Communs de la Connaissance (42m24) ;
  • Quels liens entre Communs et action publique ? La question des Communs urbains (1h09) ;
  • Des Communs ouverts aux Non-Humains ? (1h37).
  • Penser des Communs négatifs (1h55).

Ci-dessous l’enregistrement sonore pour une écoute en podcast :

J’ajoute le support de présentation sur lequel je me suis appuyé :

Les Communs, source de nouveaux usages ? from Calimaq S.I.Lex

Et enfin, une prise de note collaborative réalisée pendant la séance par des participants (merci aux contributeurs !). Cliquez sur l’image pour y accéder.

Il est rare de disposer d’autant de temps pour traiter le sujet complexe et polymorphe que constituent les Communs. Merci également au public pour ces excellentes remarques et questions qui m’ont permis de développer certains aspects que je n’avais pas initialement prévu d’aborder.

Je termine en signalant que le 26 février prochain, le séminaire « Design with Care » accueillera Alexandre Monnin pour traiter du sujet : « Hériter et prendre soin d’un monde en train de se défaire : quel rôle pour le design ?« . Une occasion de prolonger certains des points que j’ai développés à la fin de mon intervention, comme les rapports entre Humains et Non-Humains ou la question des Communs négatifs, notion que l’on doit à Alexandre.

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Schema.org et bib.schema.org

Descripteurs (Sylvie Dalbin) - mer, 10/28/2015 - 21:21

Schema.org propose d'intégrer des microdonnées dans le code source HTML, celles-ci étant pleinement exploitées par les moteurs de recherche pour améliorer leur "compréhension" de la requête, puis pondérer et filtrer les résultats d'une recherche. Nous en avions parlé ici même en 2011, puis en 2012.

OCLC en travaillant sur l'intégration des éléments de données de schema.org dans ses entrepôts en a étonné plus d'un ! Mais cela fait plus de 184 millions de données ouvertes sur le web et exploitable par les moteurs.

Ce travail a conduit d'abord à bibliograph.net, puis aujourd'hui (mai 2015) au déploiement de bib.schema.org, comme extension de schema.org dans le cadre du du Schema Bib Extend Community Group du W3C (le wiki du groupe).

 

Le principe des extensions à schema.org, adopté en mai 2015, ajoute des propriétés et/ou des sous-classes au corps du schéma. Cette extension (version 1.1. sortie en sept. 2015) propose pour l'instant un travail pour :  Audiobook, Thesis, ComicStory, and workTranslation.

OCLC/bibliograph.net. Un exemple 'Carnets de notes sur le Mexique, Cartier-Bresson Henri) – http://experiment.worldcat.org/oclc/12097471.nt

DCMI propose une conférence web sur ce thème le 18 novembre 2015 – http://dublincore.org/resources/training/#2015wallis.

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